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Entretien pour le Festival d'Avignon

 

Festival d'Avignon : Comment vous est venu le désir d'écrire à propos de « la rencontre interculturelle » ?

Henri jules Julien : Au début de mon séjour au Caire où j’ai longtemps vécu, au cours d’une discussion, une artiste cairote me demanda abruptement quels étaient mes projets. Sans trop réfléchir je répondis que j’allais travailler sur « l’orientalisme ». Pensant à voix haute elle dit alors : « Les questions qu’on me pose !... » Puis elle expliqua : « Je suis une femme, égyptienne, arabe, de culture musulmane, mais aussi une artiste reconnue. Je vois à quel point je suis une figure emblématique et en même temps, le nombre de préjugés sur lequel cela repose. » Elle parlait bien sûr des préjugés qu’on pouvait avoir sur elle, mais aussi d'un déséquilibre de curiosité qui fait que des Occidentaux se permettent de lui poser des questions déplacées sous prétexte qu'elle est « femme et musulmane ». Bien sûr ses interlocuteurs ne la visaient pas personnellement, mais elle subissait ces intrusions et voyait comment des préjugés « en toute innocence » se transmettent, se banalisent et s’imposent, notamment sous la forme de questions anodines. Bien entendu, à l’inverse, il y a de nombreux préjugés des « Orientaux » sur les « Occidentaux », mais comme l’écrivait récemment l’historien Gérard Noiriel : « Ce qui différencie les êtres humains, ce n'est pas le fait d'avoir ou non des préjugés, mais de pouvoir ou non les imposer aux autres. » Avec cette ouverture en tête, j'ai décidé de mettre les pieds dans le plat et j’ai organisé une « rencontre interculturelle » conçue comme une expérimentation de préjugés.

Bien avant cela, Virginie et Mahmoud, que je connaissais séparément, m’étaient apparus comme un couple de scène évident. Je leur ai donc proposé de faire connaissance, devant un micro, et de s’avancer ensemble dans la rencontre de l’autre, en s’enregistrant et en tâchant de n’éviter aucune idée préconçue, aucun piège du regard sur l’autre. Et même de les rechercher : il s'agissait de s'encourager dans la traversée des préjugés, d’aller au bout de nos empathies et de nos bêtises, souvent liées d’ailleurs. Nous avons établi des listes de questions idiotes et ressassées, des listes d’à-priori, de lieux communs désespérants ou révoltants. On a bien sûr beaucoup ri, et beaucoup ri de nous-mêmes car d’une part personne ne s’affranchit définitivement de ses propres préjugés, et d’autre part je tenais à ce que chacun de nous balaie d’abord devant sa propre porte.

À ce propos, l’écriture proprement dite, la mise en forme dramatique de toutes ces improvisations, ouvrait sur un autre problème : qu’est-ce qui m’autorisait à « reformuler » leurs questions, à leur « faire dire » ce qui était urgent pour moi et peut-être pas pour eux, qu’est-ce qui légitimait que je « représente » Nini et Mahmoud, même s‘ils étaient devenus des « personnages » ? En fait cela remettait le projet au cœur même de la question initiale, celle que formule Edward Saïd dans son livre fameux, L‘orientalisme : l’Orient créé par l’Occident, dans lequel il met en exergue une citation de Marx : « Ils ne peuvent se représenter eux-mêmes, ils doivent être représentés. » Marx parle de la paysannerie française au 19e siècle. Saïd transpose à une géographie des mondes orientaux et transfère du champ politique au champ culturel : pour lui, l'orientalisme occidental affirme que l'Orient n'aurait pas accédé à sa capacité d'auto représentation. D’une certaine manière le même processus se perpétuait dans notre travail : moi, auteur, metteur en scène, je prenais le pouvoir sur la « représentation » d’un Arabe et d’une femme ! C’est assez inextricable, mais comme la décision initiale était de mettre les pieds dans le plat, il fallait bien se coltiner avec des questions comme : qui parle ? qui fait parler qui ? d’où parle celle ou celui qui parle – ou celui qui fait parler (tiens, celui qui fait parler les autres est encore un homme, blanc, occidental, la cinquantaine !…) ? Je ne sais pas si ce sont des questions de « théâtre », mais ce sont des questions de « représentation », qui m’intéressent beaucoup.

 

Questionner la langue et ses structures semble être un thème récurrent de votre travail.

J'ai, dans ma pratique de la forme dite scénique, mais aussi dans d’autres médiums, une obsession de la « bonne » question et la nécessité de la formuler le mieux possible. Alors comment formuler sur scène la question de la rencontre interculturelle ? D’autant que la « rencontre de l’autre » est devenu une sorte d’idéologie molle, notamment dans le monde des arts et de la culture : on va se rencontrer, donc on va s’aimer, donc on va faire un beau spectacle ! Je préfère partir du conflit, de la difficulté à se comprendre même avec la meilleure volonté, des biais qu’introduisent les préjugés qui pèsent sur nous : c’est quand même plus tonique ! Et plus conforme je pense à la façon dont nous vivons, nous les humains. Au-delà des structures de la langue, ce sont donc les rapports entre les langues qui me semblent cruciaux et m’intéressent. Avec ce phénomène qui est au cœur de toute rencontre, et qui est éminemment problématique : la traduction. Nous avons trouvé une forme scénique très simple : une femme et un homme, qui parlent des langues différentes, sont physiquement à la fois séparés et reliés par la traduction dans la langue de l’autre de ce que chacun.e dit. Ce lien, la traduction, est à la fois inéluctable, perpétuel, et remis en jeu à chaque interlocution. La forme est simple, mais comme Nini et Mahmoud ne cessent de le répéter, la rencontre, c’est compliqué !

 

Pour Jacques Derrida : « Autrui est secret parce qu'il est l'autre. » Traitez-vous aussi du secret de l'autre ?

Je ne suis pas un théoricien mais je ne crois pas qu’il y ait un « secret » au cœur de quiconque, en moi ou en l’autre, en tout cas un secret qui serait une « identité », vraie, profonde, définitive, définie. Il ne s’agit pas non plus de balayer la question de l’identité d’un revers de main : personne n’est sans racines, sans histoires, sans cultures. Mais d’une part le « complexe » qui constitue tout individu est divers et contradictoire. D’autre part ce complexe est dynamique : il a une histoire, il se forme, se déforme, se reforme en permanence sous les pressions antagonistes de ses multiples composants. Le danger c’est bien sûr une Identité figée, une seule Histoire, une unique Culture. Je préfère envisager les choses selon la dynamique de la traduction. C’est une idée fondamentale de la linguistique : même à l’intérieur d’une langue donnée, chaque individu « traduit » ce que lui dit l’autre selon son propre usage de la même langue. Le sens, l’identité, sont en perpétuelle négociation. Alors entre langues étrangères ! C’est ce que j’essaie de mettre en œuvre, aussi bien quand je traduis des poétesses arabes que quand je fais tourner des spectacles arabes en Europe ou que dans mes propres spectacles : traduire en permanence. Traduire pour ne pas assigner l’autre à une « identité », ni être soi-même assigné. Traduire non pour comprendre, saisir l’autre, mais pour tenter une approche et faire un bout de route ensemble. C’est difficile, c’est à recommencer tout le temps, c’est plein d’échecs et plein de joies. Mais on n’a peut-être pas le choix.

Entretien avec Bernard Magnier

 

Bernard Magnier : Une « comédie de mœurs orientalistes », selon le sous-titre, pouvez-vous nous en dire un peu plus sur les intentions de ce spectacle ?

Henri jules Julien : L'idée est de mettre les pieds dans le plat de cette idéologie molle de la "rencontre interculturelle". Nous avons donc organisé sur scène une "rencontre" bien concrète entre un homme "oriental" et une femme "occidentale" et fait une traversée des préjugés des un.es sur les autres et vice-versa.

Ni énoncé d'un catalogue extensif, ni simple dénonciation critique, le spectacle tente de donner à voir l'emprise des préjugés sur les êtres, et ce jusqu'à l'intime non moins sous leur emprise que la personne sociale. Mais il ne s'agit pas d'une simple symétrie des préjugés. Pour citer l'historien Gérard Noiriel : "Ce qui différencie les êtres humains, ce n'est pas le fait d'avoir ou non des préjugés, mais de pouvoir ou non les imposer aux autres".

Mahmoud & Nini est en quelque sorte le spectacle des complications de l'imposition des préjugés. La comédie n'est donc jamais loin, même si les complications peuvent s'avérer douloureuses...

 

Quelle est votre définition du mot « orientalisme » ?

 

Pour ce travail j'use du terme "orientalisme" comme une notion fourre-tout évoquant l'autre "oriental" et sa supposée différence. Je ne me réfère ni à l'orientalisme européen classique, ni à sa critique radicale initiée par Abd-el-Malek et Edward Saïd notamment, ni à un après-orientalisme, celui de François Pouillon par exemple.

Ici, "orientalisme" caractérise la constellation d'idées reçues, idéologies, etc., qui pèse à hauteur d'être humain sur le regard de la Française quand elle considère l'Égyptien. Mais un "occidentalisme" symétrique pèse évidemment dans l'autre sens.

 

La comédienne qui interprète Nini s’appelle Virginie, le comédien qui interprète Mahmoud se prénomme… Mahmoud ? Quelle est la part personnelle (autobiographique) de chacun des comédiens dans la pièce ? Comment s’est construit ce spectacle (conception, écriture collective, travail au plateau, mise en scène) ?

Le travail a concrètement débuté par la rencontre des deux protagonistes sur le quai d'une gare de sous-préfecture du Lot, un soir d'été. J'avais réuni Virginie et Mahmoud, qui ne se connaissaient pas, dans la maison de ma mère pour une semaine d'échanges et d’improvisations en vue du spectacle Mahmoud & Nini. Nous avons continué ce travail, d'abord au Caire, puis à Saint-Nazaire, dans un principe d'allers-retours. Durant ces cessions, nous collections leurs expériences relatives à ladite "rencontre interculturelle", mais aussi celles d'autres "rencontres" dont ils avaient connaissance, et nous passions en revue les lieux communs du regard des un.es sur les autres. Puis, tissant ces matériaux dans un processus d'allers-retours entre improvisations et transcriptions, nous aboutissions à un premier texte assez caricaturalement exhaustif.

Dans un deuxième temps, sous l’œil critique de l'historienne tunisienne, Sophie Bessis, et selon les fécondes orientations du dramaturge marocain, Youness Anzane, je passais à l'écriture du texte proprement dit. Les figures de Mahmoud & Nini sont donc très informées des autobiographies de Virginie et Mahmoud, mais s'écartent du seul témoignage d'eux-mêmes. Le contraste entre Mahmoud et Mahmoud, Virginie et Nini, est aussi un moyen de jouer, et de se jouer, d'identités qui ont tendance à se dessiner un peu vite.

 

Quels vont être vos orientations de mise en scène ?

Le texte lui-même affranchit la "rencontre" de tout contexte : deux étrangers l'un à l'autre se trouvent en présence sans qu'on sache pourquoi, et débutent par salutations et présentations de soi. Tout les sépare, à commencer par la langue - l'égyptien pour Mahmoud, le français pour Nini. Dans le courant de leurs échanges, les détails biographiques permettent néanmoins de dessiner ces êtres jusqu'à un certain intime.

La mise sur scène minimaliste renforce ce trait : assis face public sur deux chaises que sépare et relie un écran où sont projetées les traductions dans l'autre langue de ce que chacun.e exprime, ils s'adressent au public comme s'il était l'autre de leur interlocution, dans un espace où rien, pas même la lumière, ne sépare scène et salle. Cette adresse directe permet un jeu dramatique d'une grande simplicité et, nous l'espérons, des processus d'identification à la fois "naturels" et sans cesse contrariés par le changement d'interlocuteur.

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